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Peindre sur le vif. Les paysages d'Isabelle Régnier​

par Diana Quinby.

Parution dans la revue d'art TK-21 dirigée par Françoise Lambert, n° 168, Octobre 2025.

Diana Quinby est historienne de l'art américaine travaillant en France et artiste graphique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dès que nous entrons dans la maison d’Isabelle Régnier, notre regard est saisi par la présence des peintures qui recouvrent l’ensemble des murs : ceux de l’entrée, du salon-salle à manger et même du couloir qui mène vers la pièce modeste mais lumineuse qui lui sert d’atelier. Ces tableaux de formats intimes ou moyens, organisés en rangées serrées, à la verticale ou à l’horizontale selon la configuration des murs, nous invitent à partir en voyage avec l’artiste et à suivre son regard, si attentif à la lumière qui structure le relief des paysages. Depuis vingt-cinq ans, elle ne cesse de partir à la recherche de terrains escarpés et de mers profondes, notamment dans les îles Éoliennes, ou dans les îles Égades – Stromboli, Alicudi, Levanzo, pour ne citer que quelques-unes – dont la splendeur sauvage inspire sa pratique. Sous son pinceau, les paysages rocheux de ces îles volcaniques deviennent étrangement sensuels. Le geste coloré capte l’intensité de la lumière, le relief de la côte et la profondeur de l’espace tout en traduisant une présence corporelle, voire charnelle, qui ne peut être que celle de l’artiste elle-même lorsqu’elle saisit le paysage sur le vif.

D’une toile à l’autre d’une même série, Isabelle choisit un motif qu’elle décline sous un point de vue différent, sous une lumière différente. Dans les peintures de Stromboli, de 2004, c’est un îlot rocheux au loin de la côte, ciselé par le clair-obscur matinal et dressé contre l’immensité de la mer et du ciel qui attire l’œil de l’artiste, tandis que dans la série d’Albarella, de 2013, ce sont les installations d’ostréiculture qui l’intéressent. Leur géométrie ponctue l’horizontalité du paysage marin et la quasi-uniformité du bleu laiteux des eaux peu profondes. D’autres séries – celles de Salina (2005), d’Ischia (2007), de Filicudi (2008) et plus récemment de Levanzo (2021), de Lampedusa (2022 et 2023) et des îles Tremiti (2025) – présentent un regard sans cesse renouvelé sur la mer depuis les collines et les hautes falaises. L’activité des nuages, le mouvement de l’eau et les aspérités de la côte que nous voyons dans ces tableaux se décomposent sous nos yeux en coups de pinceau énergiques et en riches matières colorées, exprimant ainsi une méditation sensorielle sur l’expérience de la nature.

 

 

 

 

 

Isabelle Régnier déploie ses peintures chez elle pour qu’elle puisse les contempler et peut-être réfléchir à ses compositions futures, mais il y a une autre raison pour laquelle ses œuvres occupent tant de place sur les murs : pour éviter qu’elles jaunissent. « C’est l’une des premières choses que m’a dit mon professeur de peinture. La peinture à l’huile jaunit quand elle n’est pas exposée à la lumière, » explique-t-elle. Sa passion pour la peinture, sa maîtrise du médium et ses connaissances de l’histoire de l’art, elle les a acquises au fur et à mesure d’un parcours atypique qui l’a conduit d’un atelier d’enseignement privé à Paris jusqu’à la Sorbonne, en passant par l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Belleville.

Née à Paris en 1960 mais ayant vécu toute son enfance et adolescence à La Rochelle, elle quitte la maison familiale à l’âge de 18 ans après l’obtention de son bac, pour s’installer à Paris où elle trouve rapidement un emploi alimentaire. Le soir, le week-end, elle déploie son énergie créative d’abord dans la pratique de la photographie – son Leica en main, elle exerce son regard d’artiste en germe lors des promenades en ville ; ensuite, elle s’investit pendant plusieurs années dans la musique, dans le chant et l’apprentissage de la guitare classique. Dans son enfance pourtant, elle avait toujours aimé dessiner et peindre. C’est l’idée de pouvoir gagner sa vie en tant que restauratrice de tableaux, plutôt que de travailler comme secrétaire à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, qui l’a réorientée vers la peinture. À partir de 1987, elle s’initie aux techniques de la peinture ancienne avec Jean-Pierre Théret dans son atelier parisien ; elle y découvre notamment la tempera grasse, un mélange d’œuf, d’huile, de vernis et de pigments broyés, une technique apparue au XVe siècle et dont l’invention est attribuée à Van Eyck. Pendant trois ans, le soir après son travail, elle suit les cours de Théret, peint des natures mortes, travaille d’après modèle vivant ou fait des copies de tableaux anciens. Mais elle se rend compte, en apprenant les techniques et en exécutant les exercices dans l’atelier du professeur, qu’elle voulait mettre en œuvre son regard personnel, peindre ses propres tableaux au lieu de restaurer et de copier ceux des autres.

C’est en 1990, l’année de ses trente ans, qu’Isabelle Régnier prend en main son désir d’être artiste. Comme elle l’avait fait des années précédentes avec son appareil photo, elle se promène dans Paris avec son carnet de croquis, mais cette fois-ci avec un objectif précis : dessiner les ponts. Elle poursuit ce projet lors d’un séjour d’un mois à New York où elle réalise des croquis de la ville et de nombreux dessins des ponts. La rencontre peu de temps après avec le peintre Jean-Baptiste Sécheret est également déterminante : en 1992, elle commence à suivre ses cours de peinture en tant qu’auditrice libre à l’École d’Architecture de Paris-Belleville, ce qui l’aide à avancer dans sa peinture, notamment dans la manière de concevoir l’espace du tableau et de composer avec la lumière. Jean-Baptiste Sécheret, lui-même peintre de l’observation, l’encourage à poursuivre son travail en plein air, à dessiner et à peindre sur le motif.

Au cours des prochaines années, elle pose les bases de sa pratique, aiguise son regard au fur et à mesure de ses pérégrinations en ville et affine sa technique picturale. Le paysage – urbain dans un premier temps – s’impose comme son thème de prédilection. Elle est attirée par les espaces les plus vastes dans et autour de Paris, notamment les ports et les sites industriels sur les quais de la Seine. Grues, sablières, tapis roulants, monticules de sable et de gravier fournissent à l’œil une géométrie surprenante. Ils constituent des paysages à part entière dans l’espace plus étendu du paysage urbain. Est-ce que la fascination de l’artiste pour ces lieux est dû à un besoin de regarder au loin après de longues heures de travail au bureau ? Ou bien au désir de sortir du studio exigu où elle logeait à cette époque, et qui lui servait aussi d’atelier ? Cherchait-elle des sensations de dépaysement sans quitter la ville ? Quelles que soient ses motivations, dans les très nombreuses aquarelles qu’elle réalise sur place, les structures « peu gracieuses » de ces lieux insolites se révèlent d’une beauté étonnante, charpentées par la couleur des ombres et du clair-obscur.

À l’occasion de sa première exposition personnelle en 1995(1), Isabelle Régnier expose ses peintures des sablières du Port d’Ivry-sur-Seine et d’autres sites industriels. Dans ces œuvres sur papier recyclé teinté dans la masse ou sur papier Canson préalablement teinté par l’artiste, nous voyons – nous ressentons même – les réserves du papier comme des volumes, sculptées par les minces couches plus ou moins opaques de peinture aquarelle mélangée avec de la gouache. L’espace pictural de ces peintures aux formats intimes et moyens est structuré par l’architecture des sites bien sûr, mais aussi par le ciel et l’eau environnants qui deviennent eux aussi des formes. L’aspect très construit de ses œuvres réside dans la capacité de l’artiste d’extraire quelques lignes directrices de la complexité visuelle qui l’entoure. Elle synthétise, procède par un processus d’abstraction, réduit moulins et sablières en silhouettes, saisit la lumière en contrejour. La légèreté du support et des touches de couleur fournit néanmoins un contraste étonnant avec la solidité apparente des formes, paradoxe souligné par Mariette Darrigrand dans son texte de présentation : « La légèreté qui nous est offerte est lourde […]. Elle est dense, pleine, et nous ne savions pas qu’une légèreté pouvait l’être(2). »

 

 

 

 

Cette densité qu’Isabelle parvient à créer avec si peu de matière colorée provient sans doute – au-delà de l’acuité de son regard – du fait qu’elle s’imprègne physiquement des lieux et des sites qu’elle peint. Marcher, observer attentivement, se sentir pleinement immergée dans son environnement font partie du processus de création et confèrent à sa peinture sa force et sa fluidité, voire sa présence charnelle, comme dans cette aquarelle de monticules de sable de 1993 qui nous suggère des collines de chair autant que des monticules de sable, et qui semble annoncer les peintures des îles volcaniques à venir. L’artiste revendique également son désir de « chercher le risque » pour mieux s’approprier du paysage : elle monte dans les grues, tout comme plus tard elle s’assoit au bord des falaises à Lampedusa, pour plonger son regard dans le paysage et le peindre de manière incarnée.

Avant de quitter les rives de la Seine pour aller peindre dans les îles Éoliennes, Isabelle Régnier fait le choix courageux d’entreprendre « sur le tard » un parcours universitaire d’une certaine intensité. Motivée par le besoin de théoriser sa pratique et d’en approfondir le sens, elle suit un cursus en arts plastiques via le CNED (3) (les trois premières années) à Paris-1 Panthéon-Sorbonne qui aboutit à l’obtention d’un diplôme de DEA en 2002 (4). Ces études lui permettent non seulement d’explorer les notions d’espace et de temps, déjà inhérentes à ses sujets de prédilection en peinture, notamment le sable et le sablier ; elles lui ouvrent aussi la voie vers l’expérimentation plastique et la réalisation de peintures plus abstraites qui incorporent des matériaux divers telles que le sable, les microbilles de verre ou les feuilles de plomb, métal naturellement présent dans la croûte terrestre. Elle élabore même un Livre de sable, dont les pages sont entièrement recouvertes de couches fines de sables différents et qu’elle décrit comme « l’enregistrement spatial du passage du temps(5). » Cette expérience universitaire l’amène également à découvrir des pans de l’histoire de l’art qu’elle méconnaissait, notamment celui de l’Italie antique. C’est ainsi qu’ont commencé les voyages, d’abord à Naples en 2000, puis à Pompéi en 2002, et ensuite dans les îles du sud de l’Italie – à commencer par Lipari en 2003 – où elle se rend désormais tous les ans.

Dans les îles, Isabelle Régnier s’imprègne du sentiment de liberté que lui procure l’immersion dans la nature. Ses nombreux croquis à la pierre noire et ses aquarelles – dont certaines vont servir plus tard pour réaliser des peintures à l’huile dans son atelier – captent l’intensité des sensations produites par la lumière, le vent, la mer et le ciel. Son passage à l’université et l’expérimentation d’autres pratiques l’ont nourrie, pour autant la peinture d’observation est toujours restée une passion, comme elle l’est d’ailleurs pour d’autres peintres contemporain.e.s qui se consacrent au paysage, tels que Jacques Bibonne et Isabel Duperray. Avec un clin d’œil à Cézanne, Isabelle a également réalisé une série de toiles du corps nu dans le paysage, celui de son mari, qu’elle a dessiné dans la forêt de Champcueil, en Essonne, bien à l’abri des regards des promeneurs. Dans les peintures faites à l’atelier d’après les croquis et quelques photographies de référence, elle se réjouit des formes et des couleurs, du contraste de la blancheur du corps étendu sur un rocher imposant ayant subi l’érosion. Avec peu de matière colorée, elle transmet au nu et au rocher une sensualité et un mouvement qui traduisent tout l’amour qu’elle porte à la fois à son compagnon, à la nature et à la peinture.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis 2021, Isabelle vit de nouveau à La Rochelle. C’est un retour aux racines après de longues années de vie et de travail à Paris. Les tableaux qui recouvrent les murs de sa maison témoignent de son cheminement artistique qu’elle poursuit toujours, dans les îles aussi bien que plus près de chez elle, comme en témoigne cette série récente du surfeur solitaire et minuscule pris dans les vagues au sud de La Rochelle, toujours en cours de réalisation dans son atelier. Le surfeur solitaire est peut-être une surfeuse, l’incarnation de l’artiste elle-même, immergée dans la nature et dans le plaisir de peindre.  

Diana Quinby, août 2025

1- Hic & Nunc, à la Galerie Samedi, Montfort l’Amaury (Yvelines).

2- Mariette Darrigrand, texte pour l’exposition d’Isabelle Régnier, Hic & Nunc, 1995.

3- Centre National d’Enseignement à Distance.

4- Isabelle Régnier, Entre le grain et l’étendue, mémoire de Diplôme d’Études Approfondies en Arts Plastiques, Université de Paris I Panthéon Sorbonne, sous la direction d’Éliane Chiron, juin 2002.

5- I. Régnier, Châteaux de sable, mémoire de Maîtrise en Arts Plastiques, Université de Paris I Panthéon Sorbonne, sous la direction de Richard Conte, juin 2000, p.66.

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Lampedusa 14, acrylique et pigment sur papier, 36 x 51 cm, 2023.

À gauche, Stromboli 5, peinture acrylique et pigment sur toile, 92 x 65 cm, 2004/2005 

À droite, Stromboli 6, peinture acrylique et pigment sur toile, 92 x 65 cm, 2004/2005

À gauche, Sablière, Porte d’Ivry-sur-Seine, pigments broyés à la colle cellulosique, 21,6 x 14 cm, 1993.

À droite, Sablière, Porte d’Ivry-sur-Seine, aquarelle gouachée, 294 x 41,5, 1993.

À gauche, Nu dans un paysage II, huile et œuf sur toile 100 x 73 cm, 2012.

À droite, Surf, huile et œuf sur toile 36 x 29 cm, 2025

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