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Mariette Darrigrand, sémiologue, pour l’exposition d’Isabelle Régnier Hic & Nunc

à la galerie Samedi, Montfort l’Amaury, 31 octobre 1995.

 

           Parfois devant certains athlètes ou certains chanteurs d’opéra, devant ces corps pleins et lourds que l’on croit voués à la pesanteur mais qui, à la première note ou au premier tressaillement musculaire se révèlent d’une légèreté de ballerine, on est exposé à un étrange paradoxe. Devant les aquarelles d’Isabelle, on est frappé par le même paradoxe, vu en quelque sorte sous l’angle inverse. La légèreté qui nous est offerte est lourde, comme on le dirait d’une eau. Elle est dense, pleine, et nous ne savions pas qu’une légèreté pouvait l’être. Alors on avance un peu plus dans la logique contradictoire. On regarde ces façades aveugles ou ces tas de sable compacts, toute cette surface des choses, et on prend conscience d’être à « l’intérieur ». Portes et fenêtres ont été fermées et pourtant nous sommes entrés : nous sommes dans un monde, au cœur d’une intimité, au creux d’une profondeur.

 

            L’impression est de se trouver dans la caverne, à cette source originelle où les images se forment, dans cet en-deçà où tout est possible puisque le cap du réel n’a pas été franchi. Et l’on se dit qu’Isabelle Régnier a réussi à capter l’ombre d’avant l’objet, le reflet platonicien qui préexiste à toute manifestation sensible. Cette ombre, l’étalant sur l’objet entier, elle en fait sa seconde nature. Dans cette peinture, l’ombre n’est pas extérieure à l’objet, portée hors de lui, surnuméraire, elle est en lui. Elle est lui. L’ombre est partout. Les Moulins de Pantin ne sont qu’une ombre, et cette ombre qui est tangible, c’est elle que de l’œil on touche. Car cette ombre, inhérente au monde et qui monte de lui comme sa plus grande vérité, ne voile pas, mais au contraire révèle. C’est à cette transmutation là que nous assistons : l’ombre, que l’artiste a su trouver ou retrouver, elle nous l’offre comme une lumière. Elle en fait la lumière dans laquelle l’objet désormais apparaît.

            Guère étonnant dans ces conditions que le processus prenne un sens supplémentaire lorsqu’il s’appuie sur une opération réelle : la transformation du sable en béton, celle du blé en farine… Car cette peinture « active » n’est jamais aussi expressive que lorsqu’elle se centre sur la trace d’un travail humain : c’est le bâtiment à peine visible, muré et comme abandonné, qui agit sur le décor naturel et lui donne vie.

En cela, le paradoxe revêt peut-être sa dimension la plus intéressante, la plus émouvante en tout cas. Cet univers dépeuplé, dénué de toute figure humaine, est de toute évidence animé. Littéralement, il possède une âme : une énergie « d’avant » la matière et que l’on a envie d’entendre ici moins comme le signe d’une divinité que comme celui d’une profonde humanité.

Alors on pense à cette autre femme, Simone Weil, qui a tant rêvé elle aussi à une pesanteur adoucie par une grâce, et on partage sa conviction : Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel…

Mariette Darrigrand est sémiologue et dirige le cabinet Des Faits et des Signes, spécialisé dans l'analyse du discours médiatique. Elle anime le blog L’Observatoire des mots et intervient régulièrement dans les médias. Elle est chargée de cours à l'université Sorbonne-Paris-Nord. Mariette Darrigrand est l’auteur de Viriles comme Vénus chez Edition des Equateurs paru en 2021.

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